Catherine de Sienne et sa ‘‘famiglia’’
Par Fr. Eric de Clermont-Tonnerre, o.p., pour L’Inquisition pour les nuls.
Si Catherine s’est instituée comme directrice spirituelle des papes, des cardinaux, des souverains, des hommes politiques, des chefs de guerre, des responsables religieux, etc., et leur a donné des conseils au cœur d’une des périodes les plus dures de l’histoire de l’Eglise et d’une des crises les plus graves de la vie de l’Eglise en Occident, son influence la plus incontestable est sans doute celle qu’elle a exercée sur ses disciples (les caterinati) et sur les membres de sa famiglia venus à elle, la mamma, attirés par son rayonnement spirituel, pour réclamer ses conseils.
Elle n’a jamais cessé de les pousser à la fois vers Dieu, vers une vie chrétienne exigeante, voire radicale, et vers l’action dans l’Eglise et la société. Elle n’a jamais cessé de leur transmettre le feu dont elle était elle-même possédée.
Les caterinati : réalité, développement, structuration.
L’entourage proche de Catherine a reçu des appellations diverses que ceux qui fréquentent aujourd’hui Catherine de Sienne connaissent bien : « la belle brigade » ; la « famiglia », au sein de laquelle Catherine est nommée la « mamma ». Les disciples eux-mêmes furent appelés les « caterinati ». Pour elle, ils étaient ses filles et ses fils. Le groupe des caterinati s’est développé progressivement.
Il y avait, tout d’abord, les mantellate, c’est-à-dire les laïcs membres de l’Ordre de la Pénitence de Saint Dominique dont faisait partie Catherine (cet Ordre est à l’origine du Tiers-Ordre, puis de ce que l’on appelle aujourd’hui les Fraternités laïques dominicaines). Il n’y avait pas, à Sienne, d’hommes membres de l’Ordre de la Pénitence de Saint Dominique, bien que la Règle le prévoyait. De nombreux hommes furent pourtant disciples de Catherine de Sienne. Les mantellate les plus proches de Catherine étaient : Alessia et Francesca, dont nous parlerons plus loin, ainsi que Lisa, sa belle-sœur, et les deux sœurs de sang, Ginoccia et Francesca.
Catherine était entourée de nombre de jeunes, de jeunes gens en particulier, séduits par l’accueil qui leur était fait, la compréhension dont ils étaient l’objet. Ils lui racontaient leurs exploits ou leurs dérives ; elle les écoutait avec une tendresse maternelle ; ils se laissaient guider par elle. On connaît bien quelques-uns de ces jeunes par leur nom, parfois un peu leur caractère et leur destinée. Pour les noms les plus connus : Neri di Landoccio, Cristofano di Gano Guidini, Francesco de Malavolti, Stefano Maconi. Pour comprendre l’assiduité auprès de Catherine de ces jeunes bourgeois, il faut songer aussi à leur oisiveté habituelle liée à l’organisation sociale et aux mœurs de la société dans son ensemble. Cet entourage jeune de Catherine fait penser à la jeunesse dorée d’Assise que l’on rencontre avec François, ainsi qu’à la clientèle d’adolescents désœuvrés que Philipe Néri groupera autour de lui au 16ème siècle.
La famiglia dépassait les limites de Sienne. Pensons en particulier à l’homme politique de Florence auquel Catherine écrira plusieurs lettres, certaines magnifiques : Nicolo Soderini.
Fraternisaient aussi auprès de Catherine des religieux de diverses spiritualités : des dominicains, des franciscains, des moines de Vallombreuse, des chanoines de Saint Augustin.
Cette belle brigade était structurée autour de Catherine qui était la mamma, la référence première. Elle avait ses « lieutenants », c’est-à-dire des personnes qui, en son absence ou en des occasions spéciales, étaient pour la famiglia les référents principaux : le dominicain Tomaso della Fonte, qui fut l’un des premiers confesseurs de Catherine ; l’augustin anglais, William Flete, qui eut aussi un rôle important, ce qui inquiéta un temps les Dominicains puisqu’il devint, un moment, une sorte d’ ‘’alter ego’’ de Catherine de Sienne. Lorsqu’on était membre de la famiglia, on était ‘’figluolo’’, fils. A ses lieutenants comme à ses confesseurs, Catherine servait du ‘’padre et figluolo’’ alors que certains autres religieux ne sont appelés que ‘’figluolo et fratello’’, comme le dominicain Bartolomeo Dominici.
La prière de Catherine pour ses disciples
En 1379 et 1380 (année de sa mort), Catherine, épuisée et blessée à mort par le schisme, a une activité incessante. Elle s’entretient quotidiennement ou presque avec le pape ; elle dicte du courrier, fait des démarches, reçoit de nombreuses personnalités, des étrangers, des curieux sans compter le quotidien de la messe, des méditations, des extases, des échanges, des œuvres de miséricorde.
Catherine délaisse quelque peu ses amis et ses proches. Quelques-uns sont avec elle à Rome, d’autres sont restés à Sienne ou ailleurs.
On est frappé, notamment dans ses oraisons, de la permanence de sa prière pour ses disciples[1].
‘’Et puis elle pria pour la sainte Eglise et pour le vicaire du Christ et pour le monde entier, et spécialement pour ses enfants en Christ de la façon habituelle avec de très douces et hautes et belles paroles sur lesquelles je passe.’’ (Oraison 9 – Partie rajoutée par le secrétaire)
‘’Je te prie encore pour tous les enfants que tu m’as donnés, pour que je les aime d’un amour singulier par ton inestimable charité, suprême, éternelle, ineffable déité’’. (Oraison 2)
‘’Et vous, mes très doux fils, étant maintenant engagés, le temps est venu de vous fatiguer pour l’Eglise du Christ, vraie mère de notre foi, et pour cela, je vous conforte, vous déjà plantés dans cette Eglise, que vous soyez comme ses colonnes et que tous nous nous fatiguions dans ce jardin de la foi salutaire, avec la ferveur de l’oraison et des actions, ayant écrasé l’amour propre et toute paresse, afin que nous fassions parfaitement la volonté de Dieu éternel ; il nous a appelés pour cela, pour notre salut et celui du prochain, et par l’union de cette même Eglise en laquelle est le salut de nos âmes.’’ (Oraison 6 – Priée vraisemblablement en présence de quelques membres de la famiglia )
‘’Je t’adresse principalement cette prière pour ceux dont tu as mis la charge sur mes épaules et que je remets entre tes mains à cause de ma faiblesse et de mon insuffisance (…) Mes vœux et ma prière sont qu’ils te suivent, Toi, pour mériter d’être exaucés dans les supplications qu’ils t’adressent…’’ (Oraison 7 – traduction adaptée par moi)
‘’Je te prie encore pour ceux que tu as mis dans mon désir avec un amour singulier afin que tu brûles leurs cœurs qui soient des charbons non éteints mais ardents et brûlant de ta charité et de celle du prochain, si bien qu’au temps du besoin ils aient leurs nacelles bien fournies pour eux et pour autrui. Je te prie pour ceux que tu m’as donnés, bien que je ne leur sois cause d’aucun bien, mais toujours de mal, parce que je suis pour eux un miroir non de vertu, mais de grande ignorance et négligence.’’ (Oraison 11)
Le climat de la famiglia
Demeurons dans cette période, les deux dernières années de la vie de Catherine de Sienne. Quelques documents nous révèlent le climat qui régnait dans la famiglia. La mamma partie, les disciples eurent tendance à se disperser. Cristofo di Gano Guidini l’écrit à Neri di Landoccio qui est à Rome avec Catherine : ‘’Dis à notre mamma que nous sommes très dispersés, qu’elle nous freine un peu pour que nous soyons ramenés à l’obéissance par le respect que nous avons pour elle et que son souvenir nous rassemble quelquefois. Dis-lui d’écrire ; qu’elle se rappelle un peu ses brebis égarées…, bien que nous soyons certains qu’elle se souvient de nous dans sa prière’’.
Neri di Landoccio s’est acquitté de sa mission. Catherine écrit alors à Stefano Maconi : ‘’Réconforte tous ces enfants et en particulier demande-leur de me pardonner si je n’écris pas parce qu’il m’est difficile de le faire’’. (Lettre 270[2])
Après la mort de Catherine, Nigi di Doccio, un de ses disciples, écrivait à Neri di Landoccio : ‘’Je crois que tu sais que notre très vénérée et très aimée mamma s’en est allée au paradis le 29 avril… Pour moi, il me semble que je suis resté orphelin ; d’elle je recevais toute consolation et je ne puis me retenir de pleurer. Et je ne pleure pas sur elle, mais je pleure sur moi qui ai perdu un si grand bien’’.
Il y a un climat sérieux dans la famiglia, mais aussi beaucoup de liberté. Dans la correspondance entre les disciples, ceux-ci parlent de fou-rires qu’ils ont eus et demandent que cela soit raconté à la mamma.
Quelques surnoms familiers étaient utilisés. Giovanna Manetti était l’épouse de Nello Cinughi, appartenant à la lignée des Pazzi, riche famille de Florence. Mais comme pazzi est le pluriel de pazzo qui veut dire ‘’fou’’, Giovanna fut rapidement surnommée Giovanna la folle, ce dont elle se vengea en appelant Francesca Gori, l’une des premières compagnes de Catherine, Francesca (ou Cecca selon son diminutif), la ‘’sotte’’ ! Et Alessia, une autre compagne, ‘’la grosse’’. Cette Alessia termine ainsi une lettre adressée aux dominicains Bartolomeo di Dominici et Antonio di Nacci Caffarini : ‘’L’inutile Alessia se roulerait volontiers dans cette lettre pour aller vous rejoindre de cette manière !’’
[1] Notamment les oraisons 2, 6, 7, 8, 9, 11, 17, 21, 26.
[2] Les lettres sont ici citées dans leur traduction (et leur numérotation) par Etienne Cartier, Editions Téqui, Paris, 1977.