« Les Juifs du pape » (2/2)

« Les Juifs du pape » (2/2)

Inquisitio - les Juifs persécutés
Dans la série Inquisitio, les Juifs sont persécutés

 

Suite de l’article 1/2…

Empoisonnement

Les relations avec les chrétiens connaissent plusieurs phases, où alternent moments de tensions et périodes apaisées. Un indice, paradoxalement, est la fréquence des rappels officiels des règlements concernant les juifs: la preuve a contrario du peu de zèle à les appliquer. A la fin du Moyen Age, on voit à plusieurs reprises les populations, toujours sensibles aux soupçons d’empoisonnement des puits, provoquer des émeutes parfois meurtrières contre les juifs. En 1247, un massacre à Valréas est blâmé par le pape Innocent IV, alors présent dans la vallée du Rhône. En 1322, un autre soulèvement judéophobe a lieu à Carpentras à la suite d’une accusation d’empoisonnement de l’eau. Cette fois, Jean XXII décide de chasser les juifs de la ville et de transformer la synagogue en église. La mesure est ensuite révoquée et la communauté de Carpentras restera pour longtemps la plus nombreuse du Comtat. Lors de la grande peste en 1348, qui emporte la moitié de la population, le peuple accuse les juifs de propager le mal. Mais à la différence de Jean XXII, Clément VI ne cède pas à la pression populaire et rappelle, au contraire, que la justice ne peut être rendue que par des juges et non par la populace. Le 20 octobre 1349, il publie la bulle Inter Sollicitudines qui condamne la persécution des juifs. De la même façon, son successeur Urbain V rappelle l’interdiction de brimer les juifs de ses Etats et souligne que leurs cimetières sont inviolables.

A la fin du Moyen Age, les relations entre chrétiens et juifs sont globalement plus harmonieuses en Provence que dans le royaume de France. Mais les tensions augmentent au XVe siècle, le déclin économique du Comtat provoquant des mouvements populaires qui se retournent contre les juifs. C’est à cette époque, par exemple, que le conseil de Carpentras décide d’établir une garde de douze hommes armés, afin de protéger le quartier juif contre les attaques des moissonneurs ou des artisans hostiles. A la suite de ces «vacarmes et tumultes», émeutes souvent accompagnées de mort d’hommes, la décision est prise de fermer purement et simplement, le soir, les accès aux «carrières»: les quartiers réservés deviennent des ghettos.

Malgré tout, lorsqu’en 1500, le roi Louis XII prend une mesure d’expulsion des juifs provençaux, édit qui s’applique à toute la Provence, rattachée à la France depuis 1481, à l’exception des terres pontificales, la plupart des juifs provençaux se réfugient sous la protection du pape. La perpétuation de la souveraineté pontificale sur ce territoire – bien après le départ des papes – a ainsi permis d’éviter la disparition du judaïsme dans le Midi.

Avec l’arrivée des juifs chassés de la Provence française ou d’Espagne, ces secteurs sont de plus en plus surpeuplés. L’émigration vers les cités pontificales est facilitée par les liens de famille ou d’affaires que les «juifs du pape» entretiennent avec ceux du reste de la Provence. Ces derniers ont même pris l’habitude, lorsqu’ils sont menacés, de remettre leurs biens et leurs créances entre les mains de leurs coreligionnaires d’Avignon ou du Comtat.

Peuple témoin

Le temps de la Contre-Réforme au XVIe siècle correspond à un durcissement de l’administration pontificale à l’égard des juifs. On remet à l’honneur l’idée déshonorante selon laquelle les Juifs sont protégés dans le seul but de conserver vivant le «peuple témoin»: par leur abaissement, ils montrent que le Ciel les a punis d’avoir refusé le christianisme. Paul IV fait publier une série de bulles, dont la plus célèbre est celle de 1555, Cum nimis absurdum, qui restreint les libertés économiques des juifs, les exclut de la plupart des métiers hormis ceux du commerce de brocante et du prêt à intérêts, et leur interdit de détenir des biens fonciers en dehors des «carrières». En outre, ils doivent suivre obligatoirement des catéchèses chrétiennes censées les inciter à se convertir.

Les communautés se replient alors sur elles-mêmes, le niveau d’étude diminue, le nombre des médecins se réduit, les rites eux-mêmes se figent et deviennent archaïsants. Les «juifs du pape», dont le nombre n’a jamais dépassé 2500 ou 3000 personnes, connaissent au XVIIe siècle une période de déclin démographique. A Carpentras, pourtant la communauté la plus nombreuse, ils ne sont plus que 700 ou 800. Avignon n’en compte que 200 ou 300, autant qu’à L’Isle-sur-la-Sorgue (qu’on appelle jusqu’au XIXe siècle L’Isle-de-Venisse).

Travail de la soie

Cavaillon n’a qu’une centaine de juifs, tandis qu’on n’en rencontre plus guère dans la campagne du Comtat, depuis que leur présence est officiellement restreinte aux quatre cités.

Mais le XVIIIe siècle est celui du rebond: un temps de renouveau spectaculaire. Grâce à un contexte économique meilleur et à un relâchement des restrictions réglementaires, les juifs étendent leurs activités professionnelles, se lancent notamment dans le travail de la soie. Les activités bancaires connaissent aussi une période florissante. Au moment de l’annexion d’Avignon et du Comtat à la France en 1791, la Révolution française trouvera «les juifs du pape» en plein essor.

Signe de cet enrichissement, les vieilles synagogues sont remplacées, dès le XVIIIe siècle, par des constructions modernes, même si l’administration pontificale leur défend d’être plus hautes que les églises de la ville. Les plus beaux exemples de cette architecture judéo-comtadine du XVIIIe siècle se voient encore à Cavaillon et Carpentras: on y retrouve les multiples tribunes qui permettent de réunir le plus grand nombre de fidèles dans un espace encore étroit. Mais surtout, l’ornementation y est somptueuse et baroque, analogue à l’art religieux et profane de l’époque. Ces réalisations montrent que l’intégration de la communauté dans la France du temps est amorcée, avant même la Révolution.

La langue française est alors de plus en plus utilisée, au détriment du dialecte judéo-provençal. On observe même un relâchement des pratiques religieuses. Le mode de vie se rapproche de celui des Provençaux. Les plus riches désertent les «carrières» d’Avignon ou de Carpentras, décidément trop exiguës, et s’installent à Nîmes, à Montpellier ou à Marseille.

Après l’annexion des terres pontificales à la France, les communautés se réduisent rapidement: les juifs se comptaient environ 2500 à la veille de 1789; ils ne sont plus que 561 en 1808. Les anciennes «carrières» disparaissent presque entièrement à la fin du XIXe siècle, comme en Avignon, où le seul vestige important du quartier juif est la synagogue moderne, reconstruite en style néoclassique après un incendie en 1846. Le judaïsme comtadin se modifie profondément au XXe siècle, avec l’arrivée de juifs d’Europe orientale, des Balkans, de Russie et plus tard d’Afrique du Nord que forment de nouveau des communautés nombreuses.

La célébrité des descendants des «juifs du pape» doit beaucoup à certaines personnalités marquantes: Adolphe Crémieux, Alfred Naquet ou plus récemment l’historien Pierre Vidal-Naquet. Mais le plus connu est sans doute le compositeur Darius Milhaud, qui se définissait comme «un Français de Provence et de religion israélite». On lui doit, entre autres, l’oratorio David composé pour le troisième millénaire de Jérusalem en 1955, et l’opéra Esther de Carpentras, hommage à «la Jérusalem de la Provence».

Source : © Histoire du christianisme magazine (revue disponible en kiosque) 

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